ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12/02/2004
Gare à l'autophobie
!
Pascal Salin *
A plusieurs reprises, la presse a relaté le cas d'hommes
politiques, de gauche ou de droite, qui ont été verbalisés
à Paris, parce qu'ils empruntaient les couloirs d'autobus
au volant de leur voiture. Ils ont généralement réagi
vigoureusement aux observations des agents de la circulation et
ils ont cherché à justifier leur comportement en disant
qu'ils étaient très pressés. Pressés,
ils l'étaient certainement, comme la plupart de ceux qui
roulent en voiture à Paris ou dans les grandes villes. Pourtant,
s'ils ont précédemment eu l'occasion d'exercer le
pouvoir, ils ont certainement entonné le refrain de la «priorité
aux transports collectifs». Mais ils supportent mal de redevenir
de simples citoyens, démunis de voitures officielles et de
gyrophares, obligés de subir les contraintes qu'ils ont imposées
aux autres.
Car dans ce domaine comme dans tant d'autres, les collectivistes
imposent des tabous que presque personne n'ose dénoncer ou
transgresser. Parmi ces tabous, la guerre contre la voiture individuelle
tient une place éminente.
Tout obstacle à la circulation automobile, sous prétexte
de favoriser les transports collectifs, les vélos ou les
rollers, est ainsi considéré comme un signe de progrès.
Mais c'est oublier que l'automobile constitue, elle, l'un des plus
extraordinaires progrès des temps modernes : elle est non
seulement un moyen de transport irremplaçable, mais aussi
un espace de liberté individuelle, et c'est sans doute cette
caractéristique qui la rend insupportable aux collectivistes.
Dans ce domaine comme dans tous les autres,
le monolithisme de la pensée et de l'action politique est
tellement puissant en France que presque personne n'ose proférer
une opinion divergente.
Dans un domaine voisin, celui des limitations de vitesse, il est
frappant de constater que la très grande majorité
des sondés se prononce en faveur de ces limitations, mais
que la plupart des Français ne les respectent pas. Ainsi,
en 2000, le taux de dépassement de la vitesse autorisée
sur l'ensemble des réseaux a atteint 61,10%.
Notons au passage que ce taux a augmenté par rapport à
l'année précédente (58,10%), alors que le nombre
de tués, de blessés et d'accidents corporels a baissé.
C'est une illustration supplémentaire de l'idée selon
laquelle il n'existe aucune relation positive entre la vitesse et
les accidents (1).
De toute façon le fait qu'il y ait une majorité d'opinions
favorables à une mesure décidée par l'autorité
publique ne lui donne aucune légitimité.
La justice et la vérité ne se décident pas
à la majorité des voix.
Que peut-on alors dire au sujet de la circulation automobile dans
les villes ? Une idée simple devrait inspirer le débat,
à savoir qu'il existe uniquement deux ressources rares pour
les individus : l'espace et le temps. Il convient donc d'économiser
le temps et d'utiliser l'espace le mieux possible en fonction des
besoins des uns et des autres. De ce point
de vue les couloirs d'autobus représentent une aberration.
Ils représentent tout d'abord une effrayante stérilisation
de l'espace. Chacun de nous a l'expérience de ces
couloirs d'autobus totalement vides, alors qu'à côté
les véhicules s'agglutinent sur un espace ridiculement restreint.
Quand il existe un couloir d'autobus en site propre, une voiture
qui veut tourner sur la droite doit couper le couloir d'autobus
de manière dangereuse et, bien souvent, elle est forcée
d'immobiliser toute la file de voitures située derrière
elle, ce qui ralentit considérablement la circulation.
Quant aux couloirs pour vélos, ils
sont le plus souvent déserts, le climat parisien et
la conception de la ville n'étant probablement pas bien adaptés
à ce type de transport. Mais il est
choquant que l'espace public soit ainsi attribué en priorité
à ceux qui paient le moins d'impôts, alors que
les automobilistes – qui doivent en particulier subir l'un
des fardeaux fiscaux les plus élevés du monde pour
leur essence – se trouvent réduits à la portion
congrue et sont donc victimes d'une injustice profonde.
La manière dont le temps des individus est traité
est également paradoxale : les couloirs d'autobus et de vélos
consistent en effet à réserver des
voies rapides pour les véhicules
les plus lents !
S'il est logiquement plus cher de se déplacer en auto qu'en
autobus ou, encore plus, qu'en vélo et si on choisit malgré
cela d'utiliser une auto, c'est parce qu'on y trouve un avantage
relatif, qui justifie le surcoût. Cet avantage correspond
évidemment à un plus grand confort,
à la possibilité d'aller d'un point à un autre
sans rupture de trajet, de transporter des
objets lourds ou encombrants, mais aussi en principe de gagner
du temps.
Et n'est-ce pas d'ailleurs pour cette raison que l'auto a été
inventée et qu'elle a été si largement plébiscitée
? Le fait que tant de gens utilisent une auto n'est pas le signe
d'une quelconque attitude asociale mais la manifestation d'un choix
conscient. Il existe alors une contradiction absurde entre ce désir
si fortement révélé de se déplacer rapidement
en auto et cet objectif clairement affiché par tant de municipalités
et consistant à ralentir les véhicules automobiles
!
Mettre fin à cette haine irraisonnée de l'auto, probablement
inspirée par la haine de tout ce qui
est individuel et la glorification de tout ce qui est collectif,
tel devrait être le programme clairement affiché des
candidats aux élections à venir, tout au moins de
ceux qui souhaiteraient rompre avec le collectivisme à l'échelon
local. Cela supposerait évidemment de mettre fin aux méthodes
actuelles.
Elles se caractérisent par le fait que l'espace urbain est
censé être gratuit, mais dans la mesure où il
est rare – et même particulièrement rare –
il faut bien trouver des procédures d'allocation de l'espace.
Sans vouloir entrer dans le détail, l'idée
qu'il conviendrait de mettre en application consisterait à
faire payer l'utilisation de l'espace urbain à son juste
prix, comme l'exemple vient d'en être donné
à Londres (et non sans réduire par ailleurs la charge
fiscale globale qui pèse sur les automobilistes). Ceci impliquerait
certes un paiement par personne plus important pour celui qui utilise
une voiture particulière que pour celui qui utilise un transport
en commun. Mais ceci étant acquis, chacun serait libre de
faire ses propres choix en fonction des coûts des diverses
solutions et de l'appréciation de ses besoins et de la valeur
de son temps. Et l'on pourrait alors même imaginer que des
couloirs de circulation rapide puissent exister et qu'ils soient
réservés à ceux dont le temps leur paraîtrait
justifier le paiement d'un péage plus important. Au principe
rigide et absurde de la «priorité aux transports collectifs»,
pourquoi ne pas substituer le principe de «priorité
à l'imagination au service des individus» ?
* Economiste, professeur
à l'université Paris-Dauphine. (1) Sur ce point, ainsi
que sur les problèmes de circulation, on peut se reporter
à notre ouvrage, Libéralisme, Paris, éditions
Odile Jacob, 2000 (chapitre 13, «La liberté de rouler»).
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